Bretagne, Carentoir, 1983. Dans
la campagne morbihannaise, un vent de liberté souffle sur les Guillemot.
Spécialisée dans le négoce de produits de sol agricoles, l’entreprise familiale
est indissociable du paysage local et tout le monde, au village, connaît
Yvette, Marcel et leurs cinq garçons. Au cœur du terroir breton, la philosophie
du père Guillemot détonne ! « La
chance sourit aux audacieux » a-t-il coutume de dire et chacun, à sa
manière, met la main à la patte pour faire prospérer le petit commerce. Guillemot
Detoc (mêlant le nom du patriarche et le nom de jeune fille de sa femme) permet ainsi
à de très nombreux agriculteurs d’obtenir de beaux champs fertiles. Pour la
fratrie, dont les membres sont tous passés par le lycée de Redon à quelques
kilomètres de là, le destin semble tracé. Et pourtant…
À l’orée des années 1980, les
temps sont difficiles pour l’entreprise des Guillemot. Affichant un million et
demi d’euros de chiffre d’affaires (après conversion) pour une dizaine de
personnes, l’entité est à la croisée des chemins. Voyant que les problèmes
financiers s’accumulent, les cinq frères mettent à profit leurs compétences
respectives pour éviter que l’entreprise de leurs parents ne périclite. À
l’époque, la micro-informatique n’en est qu’à ses balbutiements, mais elle
offre un tel potentiel que les Guillemot décident, après discussion entre les
différents membres de la famille, de proposer des ordinateurs aux agriculteurs
locaux. Pionniers dans ce domaine, ils permettent ainsi aux exploitants agricoles
de gérer, en temps réel, leur stock de grain, d’engrais, d’aliments, etc.
L’opération étant une réussite, Guillemot Detoc décide d’arpenter les salons
pour tout connaître des nouvelles tendances du marché. Avec un seul mot
d’ordre : l’innovation ! Lors d’un voyage à Londres à la fin de
l’année 1983, le deuxième des enfants Guillemot, Michel, tombe sous le charme !
Sur place, il découvre le ZX Spectrum et le BBC Micro, des appareils locaux
destinés au grand public et qui ont la particularité d’être accessibles, plutôt
performants et surtout accompagnés de logiciels et jeux à des prix bien moins
chers qu’en France. Depuis leur plus jeune âge, les Guillemot ont été
« formatés » au monde du commerce et Michel, qui est passé par la
EDHEC Business School de Lille et de multiples stages à l’étranger (Vienne, Berlin,
New York…), entrevoit un potentiel incroyable. À peine rentré au bercail, il en
glisse deux mots à son aîné Claude. Totalement conquis à son tour, ce dernier s’aperçoit
que la position géographique de Guillemot Detoc est une aubaine !
Ils ont des tonneaux ronds
Pour comprendre, il faut se
remettre dans le contexte d’une époque où les moyens de communication et de
transport ne sont pas aussi évolués qu’aujourd’hui. Carentoir est située en
Bretagne et la proximité géographique de la région avec l’Angleterre fait que
les concurrents parisiens sont incapables de lutter.
Dans une interview accordée à
NHU Bretagne, le plus jeune des frères, Christian, détaille :
« Nous étions plus
rapides que nos concurrents parisiens dans l’approvisionnement. Un jeu qui
sortait chez un éditeur anglais avant 16 heures était à Portsmouth avant 22
heures. Puis à Saint Malo le lendemain matin vers 8 heures et à Carentoir vers
10 heures. Le port de Saint Malo et la Brittany Ferries ont certainement été
pour nous, au départ, des éléments-clés de notre développement. »
À l’image de la compagnie SEGA
qui s’est installée à quelques encablures de l’aéroport d’Haneda à Tokyo (pour
faciliter le transport de marchandises), l’emplacement géographique des Bretons
est un point essentiel de leur stratégie. C’est ainsi que Guillemot
Informatique est fondée en 1984 par les cinq frères. Satellite de Guillemot
Detoc, qui s’effacera peu à peu, elle est un service de distribution par
correspondance de logiciels et jeux d’ordinateurs provenant du Royaume-Uni. Et
sa méthode est redoutable ! Elle recrute des vendeurs passionnés de jeux
vidéo qui testent directement les produits. Chaque semaine, ces derniers
téléphonent aux revendeurs pour leur indiquer les tendances du marché. Grâce à
ce « système Guillemot », la compagnie peut cibler les jeux
les plus convaincants, y compris ceux qui ne sont pas « médiatisés »,
et disposer d’un stock tournant sans manquer la moindre nouveauté. Dans le
sillon des premières publicités, le succès est immédiat et Guillemot
Informatique devient rapidement trop petite.
À l’assaut du monde
Propulsés sur le devant de la
scène, les frères Guillemot voient grand et fondent Guillemot Corporation,
aussi appelée Guillemot International. Il n’aura fallu qu’un an à la famille
bretonne pour devenir le premier distributeur de jeux vidéo en France, Belgique
et Suisse. Tout en conservant leur fief à Carentoir, les Guillemot installent
une antenne en région parisienne à Créteil et font évoluer leur stratégie. Dans
une interview accordée au magazine Amstar, Yves Guillemot détaille :
Je m’occupe de tous les gros
comptes : Paris et les centrales d’achats. Nous effectuons des livraisons
très rapides de logiciels sélectionnés par nos soins. Nous commençons aussi à proposer
aux centrales des packs spécifiques de logiciels portant leur marque. Nous
avons interrompu notre service de vente par correspondance à la demande de nos
clients revendeurs. Cette activité qui nous a permis de nous implanter sur le
marché ne représentait que 5 % de notre chiffre.
Il
continue :
Nous
devons représenter environ 40 % du marché. Nous avons pris la place de leader à
la fin du premier semestre. Ce sont nos fournisseurs, principalement anglais,
qui nous ont donné ces indications. Nous fournissons plus de mille points de
vente sur toute la France. Ce sont des clients réguliers, mais nous avons
beaucoup d’autres clients qui font des actions ponctuelles au moment des fêtes.
La
progression étant fulgurante, Guillemot International cherche à enrichir son
catalogue et se tourne vers les revendeurs américains, tout en continuant à se
fournir auprès des Anglais. En quelques mois, alors qu’elle n’est partie de
rien, l’entreprise survole la concurrence, mais doit faire face à une nouvelle
menace. « Micropool est un regroupement
de distributeurs dont le but est de prendre des licences sur des produits
étrangers afin d’avoir l’exclusivité. », explique Yves Guillemot. « Notre
réponse a été d’avoir une société implantée en Angleterre, Imperial Software,
qui achète sur le marché libre. Les Français sont toujours tentés par des
contrats exclusifs. » Au milieu des années 1980, Guillemot est prise dans
un tourbillon concurrentiel qui amène les frères à se réunir autour d’une
table.
De
Guillemot à Ubisoft
Aux
termes d’une longue réflexion, la fratrie tente, une nouvelle fois, d’anticiper
les nouvelles tendances du marché. Lors d’une conférence au West Web Festival
2018, Christian Guillemot, relate :
En
1986, on a trouvé que c’était un peu idiot de tout acheter aux Anglais et aux
Américains, donc on a décidé de créer Ubisoft pour fabriquer des jeux qui
seraient distribués par Guillemot Corporation.
Plusieurs légendes ont circulé
sur la signification du nom « UBI ». On a notamment pu entendre et
lire que le terme provenait du mot « ubiquité », mais il s’agit également
de trois lettres signifiant « Union des Bretons Indépendants ». La
création de cette compagnie repose d’un désir tout simple des Guillemot :
quitter la casquette de distributeur pour prendre celle d’éditeur. On peut
croire que ces évolutions soudaines pouvaient être effrayantes pour la famille
Guillemot, mais ils en avaient vu d’autres. Entrepreneurs de génération en
génération, les Guillemot avaient une habitude très singulière, comme aime le
rappeler Christian :
Dès que nous atteignions l’âge
de 16 ans, on partait faire un tour d’Europe en moto avec l’un de nos aînés.
Beaucoup de parents auraient été effrayés. Les nôtres trouvaient que c’était
formateur.
Avec une telle ouverture sur le
monde, les Guillemot peuvent voir loin. Dès 1986, Ubisoft s’entoure de
développeurs et lancent sur le marché des jeux comme Zombi, Trivial
Pursuit, Asphalt, Defender of the Crown, Le Maître des
Âmes ou encore Le Nécromancien. La plupart des supports (Amstrad
CPC, Atari ST, DOS…) sont visés et les premiers mois de l’entreprise sont ceux
des contacts avec de jeunes créateurs ambitieux.
Au cœur de Brocéliande
En 1987, l’antenne de Créteil
sert de studio pour les développeurs qui sont sur place, mais ces derniers sont
éreintés par les déplacements. Yves Guillemot, qui a pris les rênes d’Ubisoft,
décide alors de réagir. Après discussion avec ses frères, il fait un choix
surprenant qui va marquer à jamais l’Histoire du jeu vidéo en France !
Désireux de réunir l’ensemble de ses créateurs, Ubisoft loue le Château de la
Grée de Callac dans la commune de Monteneuf dans le Morbihan. C’est ainsi qu’une
douzaine de concepteurs, venus de toute la France, débarquent aux portes de la
forêt de Brocéliande et découvrent une immense bâtisse de style néo-renaissance
datant du XIXème siècle. Le somptueux bâtiment en granit, inspiré du
château d’Ancy-le-Franc (Yonne) et de celui de la Moussaye en Plénée-Jugon
(Côtes d’Armor), devient ainsi l’un des épicentres de la création de jeux vidéo
en France.
À l’image du cadre champêtre du
studio Rare en Angleterre, le Château de la Grée de Callac est un improbable
pari pour les Guillemot. Développeurs, programmeurs, artistes et musiciens se
côtoient dans un lieu historique s’étalant sur 275 hectares de forêts, étangs
et autres dépendances. Le cadre est si mystique qu’il donne lieu à de longues
séances de jeux de rôle tard dans la nuit. Pour les locataires (qui sont, pour
beaucoup, des marginaux passionnés par leur domaine), l’expérience est
surréaliste, mais incroyablement enrichissante. Concrètement, Ubisoft n’occupe
qu’une partie du château, mais réalise, en contrepartie, les travaux de
restauration nécessaires et l’entretien du parc. Pour installer le matériel, il
a fallu poser plus de 800 mètres de câbles électriques et une organisation a
été mise en place pour le nettoyage. Pas une mince affaire, d’autant que la
Bretagne et le Cotentin vont être frappés, fin 1987, par une tempête qui va
rayer de la carte un tiers de la forêt entourant le château.
Pendant plusieurs mois, les
créateurs vivent au Château de la Grée de Callac et l’endroit mystérieux donne
lieu à de très nombreuses inspirations. Pour les Guillemot, sa proximité avec
Carentoir est bienvenue et certains développeurs sont même réunis dans de
nouveaux locaux dans la petite commune morbihannaise. Malheureusement,
l’entretien du château devient très coûteux (le bâtiment est protégé par une
enceinte qui s’étend sur… dix kilomètres et la tempête est passée par là)
et les factures de chauffage, durant l’hiver, deviennent ingérables. Yves
Guillemot et ses frères décident d’arrêter les frais et de retourner en
banlieue parisienne… tout en conservant un pied à Carentoir.
Au début des années 1990,
Ubisoft développe des jeux à Carentoir et à Montreuil. Mais des tensions
naissent entre les différents acteurs, notamment ceux qui ont eu le privilège
de connaître l’expérience au sein du Château de la Grée de Callac. Beaucoup
regrettent également l’absence de créativité, la faute à une succession
d’adaptations de jeux existants sur d’autres supports. À cet instant précis,
Ubisoft se porte bien, mais traverse des vents contraires. En 1992,
l’entreprise licencie une partie des programmeurs sous contrat pour se
concentrer sur les développeurs indépendants. Les Guillemot estiment que ce
sont ces personnes qui sont à même d’innover et d’apporter un souffle nouveau.
Ils ne font pas si bien dire…
Le tremplin Rayman
À la fin des années 1980,
Ubisoft a organisé un concours qui consistait à créer une animation
informatique. L’un des participants, Michel Ancel, a tapé dans l’œil des
Guillemot et le jeune Montpelliérain s’est retrouvé, comme plusieurs des
personnes embauchées à ce moment-là, au Château de la Grée de Callac. Au bout
de quelques mois, l’équipe a été relocalisée à Montreuil et le natif du Sud a
eu beaucoup de mal à s’acclimater à la vie parisienne, d’autant que sa femme et
ses deux filles vivaient sur Montpellier. Il a alors décidé de tout stopper
pour se concentrer sur l’élaboration d’un jeu avec un ancien camarade de
classe, Frédéric Houde.
À l’époque, le duo créé un
petit personnage et une démo qui font sensation auprès des frères Guillemot. Ces
derniers sont tellement séduits qu’ils proposent même à Michel Ancel de créer
une filiale à Montpellier. Reconnaissable à l’absence d’articulations entre ses
membres (bras, jambes), Rayman est né du jeu de mot avec le terme
technique « Ray Tracing », cette même technologie que l’on
retrouve dans bon nombre de productions modernes. À l’époque, le protagoniste
est imaginé en 3D et le jeu de plate-forme, destiné au CD-ROM de la Super
Nintendo, est conçu sur les derniers logiciels à la mode, tels que 3D Studio
Max, un outil de modélisation en 3D. Le projet, ambitieux, est rejoint par
Serge Hascoët, un ancien collègue de Michel Ancel rencontré au Château de la
Grée de Callac. Sentant que la 3D est encore embryonnaire, le petit groupe
choisit de revenir aux graphismes en 2D et Rayman devient une exclusivité de la
console Jaguar d’Atari. La machine étant un échec, le projet passe sur
PlayStation et Saturn et l’équipe s’agrandit. Visuellement et musicalement, le
jeu de plate-forme est une véritable pépite et semble tout droit sorti des
studios de Nintendo. Féérique et d’une précision folle, l’œuvre séduit la
presse spécialisée et Rayman est si emblématique qu’il devient peu à peu la
mascotte d’Ubisoft. Le résultat ? Un succès critique incroyable, un
million de ventes les premières années, un top 40 pendant 261 semaines (plus de
5 ans !) d’affilée au Royaume-Uni… le tourbillon médiatique s’empare de
Rayman, mais aussi d’Ubisoft !
En 1996, le succès
stratosphérique de Rayman fait perdre pied à l’entreprise. Dans son interview
donnée au West Web Festival 2018, Christian Guillemot explique :
En janvier, on considère que
l’on devait sauter en juillet/août pour défaut de financement du fait du besoin
en fonds de roulement qui devenait ingérable. On avait des taux de croissance
de l’ordre de 40 % par mois, certains mois, donc ça devenait ingérable. Et
c’est là que mon père me donne le « Que sais-je ? L’introduction en bourse »,
sachant que nous n’avions pas de connaissances de la bourse, pas acheté ni
vendu de titres en bourse, mais c’est un bon petit bouquin qui vous explique
tout. Et effectivement, entre janvier et juin 1996, on a énormément travaillé
et en juin, on a coté Ubisoft à la bourse de Paris.
Deux ans plus tard, les frères
Guillemot en feront de même avec l’entreprise familiale éponyme – qui s’est
recentrée vers la conception, fabrication et vente de matériels et
d’accessoires pour PC et consoles de jeux. C’est ainsi qu’une toute petite
entité, jadis spécialisée dans le négoce de produits de sol, est devenue l’un
des géants de l’industrie du jeu vidéo. Portée par une mascotte incontournable
et des licences cultes (Les Lapins Crétins, Assassin’s Creed, Just
Dance, Watch Dogs, The Division…), elle s’est développée aux
quatre coins du monde. À ce jour, deux frères Guillemot vivent en Bretagne, un
s’est installé à Paris tandis que les deux autres ont choisi Londres et Los
Angeles comme lieux de résidence. La petite entreprise familiale a bien grandi
et les journalistes qui ont passé le portail du Château de la Grée de Callac à
la fin des années 1980 étaient sans doute loin de s’imaginer que l’Union des
Bretons Indépendants allait devenir l’un des acteurs majeurs de l’industrie
vidéoludique en France et dans le monde. Depuis, elle a traversé plusieurs
tempêtes, résisté à Electronic Arts et Vivendi et s’est même lancée dans le
cinéma avec Ubisoft Motion Pictures.
Plutôt fou quand on sait que
tout est parti d’une petite entreprise familiale de la commune de Carentoir en
Bretagne.
Sources :
·
Ubisoft
– Les princes programmeurs de Brocéliande – Reportage de TILT retranscrit sur
le site CPCRulez.fr
http://cpcrulez.fr/games-company-UBISOFT-les_princes_programmeurs_de_Broceliande_TILT.htm
·
Ubisoft
– Château pour programmeurs – Reportage d’AMMAG retranscrit sur le site
CPCRulez.fr
http://cpcrulez.fr/games-company-UBISOFT-chateau_pour_programmeurs_AMMAG.htm
·
Ubisoft – Ubi soit qui bien y joue – Reportage de
MICRO NEWS retranscrit sur le site CPCRulez.fr
http://cpcrulez.fr/games-company-UBISOFT-UBI_soit_qui_bien_y_joue_MN.htm
·
Présentation d’Ubisoft – Abandonware-France.org
https://www.abandonware-france.org/compagnies/ubi-soft-249/
·
L’Histoire
de Rayman – Michaël Guarné – Éditions Pix’n Love
·
Did you know that Ubisoft was born in a beautiful
castle in the French countryside ? Article d’Abdullah Sam, 21 février 2021,
Notesread.com
·
Interview de Michel Guillemot – People CPC Staff –
CPCRulez.fr
https://cpcrulez.fr/people-cpcstaff-michel_guillemot.htm
·
Je
suis Breton : Christian Guillemot et Ubisoft – NHU Bretagne
https://www.nhu.bzh/je-suis-breton-christian-guillemot-et-ubisoft/
·
Famille
Guillemot – WIKI Monde
https://wikimonde.com/article/Famille_Guillemot
·
Magazines Amstar, TILT, Amstrad CPC, AMMAG, MICRO News