ENEMY ZERO : La vérité de Kenji Eno était ailleurs

Créateur japonais fantasque, Kenji Eno (romanisation stylisée en anglais, au Japon, on dit Kenji Iino) reste l’une des personnalités les plus emblématiques du jeu vidéo, même s’il demeure moins connu que d’autres concepteurs. Dans un documentaire passionnant réalisé par Archipel et disponible gratuitement sur YouTube, sa femme, ses amis et ses anciens collègues racontent un homme fascinant et hors-du-commun. Au cours de sa carrière, le game designer n’a eu de cesse de bousculer les codes du jeu vidéo, en imaginant des concepts toujours plus innovants. De toutes ces expériences, s’il est impossible de passer à côté de D et surtout D2 sur Dreamcast, il y en a une qui m’a profondément marqué : Enemy Zero. 

Connue sous le diminutif E0, son nom de code, Enemy Zero est une œuvre culte. Riche d’un parcours assez incroyable et vendue à 600 000 exemplaires sur Saturn et PC, elle reste assez confidentielle et le visionnage du documentaire m’a donné envie de m’y intéresser de plus près. J’ai donc récupéré de nombreux témoignages et documents de conception pour reconstituer le puzzle d’Enemy Zero, une aventure de science-fiction à la Alien où le joueur affronte des créatures invisibles à la simple détection du son. Mais Kenji Ino oblige, il est bien plus que cela…

VIRÉ DEUX FOIS EN UNE JOURNÉE

Bien loin des structures codifiées de l’entreprenariat japonais, c’est sous la forme d’un groupe indépendant que naît le studio WARP en 1994. Employé pendant une année au sein de la petite compagnie, Asako Noguchi se souvient d’une ambiance unique : « La moyenne d’âge était d’environ 25 ou 26 ans. À l’époque, nous nous considérions comme un petit groupe de créateurs d’élite. Eno disait souvent que Warp n’était pas une entreprise, mais un groupe. C’est vraiment comme ça, il n’y a jamais eu de relation patron-employé. Un groupe en était l’exemple parfait, avec Eno comme leader. C’était un groupe de créateurs indépendants. Il y avait toujours quelqu’un là-bas, 24 heures sur 24, ou du moins, quelqu’un qui dormait. Plutôt qu’une entreprise, c’était comme un groupe d’étudiants se préparant pour la fête scolaire. »

Pour comprendre la personnalité de Kenji Eno et cette envie irrépressible de briser les codes, il faut remonter à son enfance. Tombé amoureux des jeux vidéo en découvrant Block Buster et Space Invaders, le garçon vit une adolescence légèrement mouvementée et quitte le lycée à l’âge de 17 ans. Un jour, alors qu’il flâne dans son lit, il surprend la conversation de voisins qui parlent de lui en mal et du tort qu’il cause à son père. Il décide dès le jour même de trouver un emploi et se met à feuilleter le magazine From A spécialisé dans la recherche d’emploi et les annonces. Dans une interview donnée à 1up.com, il explique, amusé : « J'ai acheté ce magazine et j'ai regardé la section des emplois bien rémunérés, et j'ai vu cette annonce pour une entreprise de télécopieurs. Il s'agissait peut-être de Canon - je ne suis pas sûr. J'ai postulé pour le poste, je l'ai obtenu et je suis allé travailler. Et le matin du premier jour, je me suis disputé avec le patron, alors j'ai démissionné. »

Il poursuit : « Ouais, après seulement une demi-journée. J'ai donc repris From A et j'ai cherché un autre emploi, puis j'ai trouvé une entreprise de démarchage téléphonique. Mais seules les filles prenaient des rendez-vous téléphoniques dans cette entreprise, alors il y avait environ 40 filles dans cette pièce, et j'étais le seul homme là-bas. En fait, dans cette entreprise, on vendait du matériel pédagogique. Et si vous faisiez une bonne vente, votre salaire horaire passait à 6 000 yens, soit environ 60 dollars - ce qui était très élevé à l'époque. Et la raison pour laquelle ça grimpait si haut, c'est qu'il était difficile de convaincre les gens d'acheter le matériel, mais j'ai pu en vendre le premier jour. Mais je n'aimais pas ça ; il n'y avait que des filles, et je n'aimais pas être là, alors j'ai démissionné le premier jour. Deux emplois en une journée ! »

Voyant que le monde du travail n’est décidément pas fait pour lui, il décide de chercher une entreprise à même de satisfaire ses envies. Grâce à From A, il découvre le studio Interlink où il est embauché comme programmeur. Pour convaincre le boss de l’entreprise, il emmène avec lui un prix qu’il avait gagné enfant lors d’un concours de programmation. Malheureusement, cela fait longtemps qu’il n’a pas programmé et il est à deux doigts de se faire licencier lorsqu’il lance : « Mais je sais composer de la musique ! Je peux faire de la planification ! » Il est finalement transféré dans l’équipe de la planification et du son et débute sa carrière en travaillant sur le jeu Ultraman Club 2 pour la Famicom (NES chez nous). À l’époque, l’industrie du jeu vidéo grandit vite et Eno, qui aspire à une ambiance familiale, ne s’y retrouve plus : « Lorsque j'ai rejoint l'entreprise, il n'y avait qu'une dizaine de personnes, mais au bout d'un an, 30 personnes y travaillaient. Et parce que c'était devenu trop gros, je n'étais plus intéressé par cette société, c'est pourquoi j'ai démissionné. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que Kenji Eno savait ce qu’il ne voulait pas.

EIM TON PROCHAIN

En 1989, alors qu’il n’a que 19 ans, il fonde sa société indépendante EIM (Entertainment Imagination and Magnificence). Malgré son jeune âge, il parvient à réunir plusieurs employés et à convaincre des studios de renom, comme Taito, Capcom ou encore Sunsoft, de travailler avec lui. Malheureusement, plusieurs projets, dont le bien avancé Sunman sur NES, ne verront jamais le jour. « Depuis le début de ma carrière, je voulais créer des jeux originaux, et j'ai donc pris mon indépendance pour y parvenir. Mais au bout d'un moment, même si je créais des jeux originaux, j'étais obligé de mettre des personnages sous licence dans les titres. C'était assez dur pour moi, et je suis devenu instable mentalement à un moment donné », résume-t-il dans l’interview de 1up.com. « La société avait de l'argent et tout ça, mais je ne pouvais pas supporter de créer des jeux que je n'avais pas envie de créer. Et puis, je devais dire à mes collaborateurs que faire des jeux de personnages était cool, et que les personnages sous licence étaient cool, et que nous devrions donc en créer, mais je n'en étais pas convaincu moi-même - et pourtant, je devais les en convaincre. J'ai donc fermé EIM. Vers la fin, il y a eu une période où je n'allais même pas à mon bureau tellement j'étais bouleversé. »

Kenji Eno quitte alors le monde du jeu vidéo pour celui de l’automobile. Consultant pour un magazine réputé, il a l’occasion de découvrir San Francisco lors d’un déplacement à l’exposition MacWorld de 1994. Sur place, en plus de se trouver de véritables affinités avec le directeur du magazine, il profite de l’évènement pour découvrir toutes les technologies liées au CD-ROM et à l’image de synthèse. En parallèle du salon MacWorld, il est amené à vivre l’évènement très avant-gardiste Be-In. Aux créateurs loufoques et parfois sous l’emprise de substances qu’on qualifiera d’étranges se mêlent des sons psychédéliques et une atmosphère totalement décalée. C’est une révélation ! « Dans l'avion qui me ramenait au Japon, j'ai discuté avec le président de cet éditeur et je lui ai dit : "Je pense que je veux à nouveau faire des jeux. Je pense que je veux à nouveau créer une société d'édition de jeux. Et si ça ne marche pas, ça ne marchera pas, mais je veux le faire." Le président a alors investi dans mon entreprise et j'ai pu créer Warp. »

BIENVENUE DANS LA WARP ZONE

En 1994, Kenji Eno fonde Warp (qui aurait pu s’appeler 4D, Warp Records ou encore Evo, faisant référence au concept de l’évolution) et commence à travailler sur un nouveau projet. Ils ne sont que sept et Eno réalise la moitié du travail (planification, game design, production, son…). À l’époque, Trip Hawkins, le fondateur de 3DO, est une bénédiction pour de nombreux créateurs. En effet, à l’inverse de Nintendo ou SEGA qui imposent des coûts de fabrication élevés (notamment pour les jeux sur cartouche), l’Américain a une autre approche. Il propose aux studios et développeurs de créer des jeux sur sa console à des prix bien plus raisonnables (sur chaque jeu vendu, The 3DO Company ne se verse que 3 dollars) en leur assurant tout le nécessaire : support technique, promotion, etc. L’idée de Trip Hawkins est de vendre la licence 3DO aux partenaires qui le souhaitent et ces derniers peuvent ensuite fabriquer leur propre machine. Cette philosophie, même si elle ne perdurera pas, va permettre à de nombreux studios, dont certains deviendront mythiques, de résister. On pense notamment à Naughty Dog qui est aujourd’hui incontournable dans l’écosystème PlayStation. Entre Trip Hawkins et Kenji Eno, le courant passe bien et le Japonais est d’autant plus intéressé que la 3DO Company a son siège à… San Francisco, une ville qui fut un coup de cœur pour le créateur. 

De ce mariage vont naître Totsugeki Karakuri Megadasu, Oyaji Hunter Mahjong (un truc hallucinant dont le concept est de sauver des femmes des mains de vieux pervers en jouant au mahjong), Trip’ d (Flopon World au Japon) et, surtout, l’emblématique D. Baignant dans une ambiance horrifique, D est un jeu d’aventure qui met en lumière le personnage de Laura Harris. Elle apprend par la police de Los Angeles que son père s’est barricadé dans un hôpital après avoir commis un meurtre de masse au sein de l’établissement. Sous le choc, elle fonce vers le lieu de l’incident et décide d’y pénétrer pour retrouver son paternel et le raisonner. Le début d’un sacré cauchemar…

Fruit d’un an de travail, D est un jeu dont l’original ne possède aucune sauvegarde. Née de l’inspiration de Transylvania, la trilogie de jeux micro de l’éditeur Penguin Software, cette œuvre interactive mise sur les images de synthèse, ses énigmes et son scénario pour happer le joueur. Puisant dans la trame du roman Dracula, D se frotte à des thématiques extrêmement violentes, comme le cannibalisme. Kenji Eno était persuadé que ces aspects auraient empêché le jeu d’être publié dans le commerce. Il a alors fait un choix incroyable. Dans l’interview accordée à 1up.com, il explique : « Il y a une histoire folle derrière tout ça. Quand j'ai commencé à faire D, il n'y avait pas d'histoire. Le jeu était déjà presque terminé, alors pour y mettre une histoire, j'ai dû l'insérer sous forme de flashbacks. Pendant que je faisais cela, j'ai voulu faire une sorte de tour de passe-passe. À l'époque, on n'avait pas le droit de faire des jeux violents - comme poignarder des gens à l'intérieur du jeu, c’était tabou - donc on n'avait pas le droit de faire ça. D a du cannibalisme, ce qui était un tabou total à l'époque ! Mais je voulais mettre ça dans le jeu, alors ce que j'ai fait, c'est que je n'ai montré ces scènes à personne d'autre dans l'entreprise ; je les ai cachées jusqu'à la toute fin. Vous soumettez le master (version finale du jeu), ils le vérifient, l'approuvent et y apposent un autocollant, puis le tout est envoyé aux États-Unis pour être presser. Il y avait une pénalité à payer en cas de retard dans la soumission du master, mais il fallait aussi le livrer en main propre. Sachant cela, j'ai fait exprès de le soumettre en retard. J'en ai soumis un autre qui n'était pas en retard et je l'ai fait approuver. Ensuite, j'ai dû l'amener en Amérique. Dans l'avion, j'ai échangé les disques et je l'ai soumis à 3DO, et il a été fabriqué comme ça. » Vous ne rêvez pas, Eno a fait valider une version finalisée du jeu qu’il a ensuite échangé par une autre version – celle qui contenait les scènes et éléments dérangeants – avant la duplication. C’était sa manière de lutter contre la censure et toute son équipe a approuvé la démarche, estimant que la survie de l’entreprise en dépendait.

LA VENGEANCE DE KENJI

Très bien accueilli, D est l’un des meilleurs jeux de la 3DO. Adapté sur PC, Saturn et PlayStation, il va malheureusement vivre une carrière contrastée sur la machine de Sony. Et ça, Kenji Eno ne le pardonnera jamais, mais prenons les choses dans l’ordre…

À la fin de l’année 1995, le créateur japonais commence à réfléchir à un nouveau concept. Très vite, l’idée d’une suite à D émerge et Eno envisage de présenter Laura, l’héroïne de D, dans un univers totalement différent : celui du space opera. « Je me souviens de la création du logo, le moment où Enemy Zero a vu le jour en quelque sorte », relate Kenji Eno sur son blog. « Soudain, l'image de cette forme m'est apparue. J'ai passé deux jours entiers à me concentrer dessus, presque sans quitter mon bureau. J'ai pris ce qui me venait à l’esprit et l'ai transformé en une image réelle. » Ce logo, pour celles et ceux qui connaissent Enemy Zero, est reconnaissable immédiatement. Un E et un 0 rougeâtres s’entrechoquent avec le titre ENEMY ZERO positionné par-dessus. La barre centrale du E se mélange au 0 et l’ensemble forme une espèce de trident dont la base est ronde.

Pour Kenji Eno, D a été un véritable tremplin dans sa vie personnelle. Avant cela, il vivait dans un petit appartement avec sa femme (ils se sont mariés durant le développement) et estimait qu’il ne pouvait pas avoir d’enfants. Le succès de D leur a permis de déménager, de vivre dans un endroit plus spacieux et d’envisager de devenir parents. Avec la première aventure de Laura, Eno a compris que son omniprésence dans les médias était importante pour son studio, mais avec Enemy Zero, il va aller encore plus loin. Car cela fait des semaines qu’il rumine sa colère…

Alors qu’il est attendu au salon PlayStation Expo de 1996 en compagnie des pontes de Sony, il élabore un plan machiavélique pour marquer son mécontentement. « La raison pour laquelle cela s'est produit est que j'étais très en colère contre Sony », lance-t-il dans l’interview de 1up.com. « Lorsque j'ai sorti D sur la PlayStation, Acclaim devait l'éditer. Les vendeurs ont donc passé des commandes pour 100 000 unités, mais Sony avait donné la priorité à la fabrication de ses autres titres. Sony m'a donc dit qu'ils n'avaient fabriqué que 40 000 unités, ce qui m'a mis en colère. Mais en fin de compte, ils n'ont fabriqué que 28 000 unités, ce qui est très mauvais. » Exaspéré à l’idée de décevoir des milliers de clients (les vendeurs avaient reçu 100 000 précommandes), il décide de sévir : « J'étais très énervé, parce qu'un titre comme celui-là est très important pour une petite entreprise. Si ce jeu ne se vend pas bien, c'est très mauvais pour l'entreprise. […] Alors quand j'ai appris que le vice-président de SEGA était un type très intéressant, lui et moi nous sommes rencontrés et avons créé tout ce scénario. Mes conditions initiales pour rendre le jeu exclusif pour Saturn impliquaient de fournir 1 000 Saturn pour les aveugles, et aussi d'avoir le président de SEGA apparaissant sur scène, personnellement, pour l'événement. C'était le plan original, et c'est ce qui devait se passer jusqu'à la dernière minute, mais il a eu une réunion du conseil d'administration de Sega, et ils ont dit : "OK, vous allez vraiment apparaître ?" SEGA est une grande entreprise prospère et il n'est pas bon qu'un cadre supérieur de ce type d'entreprise apparaisse dans une telle situation, alors tout le monde l'a arrêté. Il est donc apparu dans une vidéo plutôt qu'en personne. »

Au moment où le vice-président de SEGA (NDA : Shoichiro Irimajiri) apparaît pour lâcher « Bienvenue chez SEGA », le logo PlayStation disparaît pour être remplacé par celui de la Saturn. On vous laisse imaginer la tête des protégés de Sony, d’autant que l’évènement était entièrement dédié au monolithe gris. Sur son blog, Kenji Eno avoue que ce fut extrêmement tendu : « Pour être honnête, j'étais convaincu que nous devions le faire. Après cela, la règle a changé : ce sont les éditeurs qui décidaient du nombre initial d'unités. C’est toujours le cas aujourd’hui. Il continue : « Ceux que je plains encore et pour lesquels je me sens mal sont Matsumoto-san, qui était en charge de SCE (Sony Computer Entertainment), et Saeki-san du marketing. Tout ce que je peux dire, c'est que je suis désolé. Quand j'ai rencontré Saeki-san le lendemain, c’était douloureux ou, comment dire, compliqué. »

UN JEU À « LAURA » UNIQUE

À l’époque, WARP est toujours à taille humaine, mais embauche quelques personnes pour répondre au défi technologique. Fumito Ueda, futur créateur d’ICO, Shadow of the Colossus ou encore The Last Guardian, fait partie des arrivants. « J’ai rejoint WARP dès le lancement du projet Enemy Zero », se souvient l’intéressé dans le documentaire d’Archipel. « Je crois qu’il n’y avait à l’époque qu’un logo disant « E0 ». C’est à partir de là que j’ai rejoint l’équipe, travaillant sur l’infographie (comprenez les images de synthèse). En termes actuels, je préparais des mood boards en infographie (un mood board est une planche constituée d’images, de textes ou autres, qui sert de point d’inspiration à la direction artistique d’un projet). À partir de là, nous progressions par essais et erreurs. Je suis resté à Warp pendant seulement un an et demi, autrement dit du début à la fin du développement. Cela a duré 18 mois, préproduction et planification comprises. Avec le recul, je pense que c’était un exploit de réussir cela en si peu de temps. » Fumito Ueda indique qu’il a surtout travaillé sur les éléments réalistes du jeu, mais ses travaux n’étaient pas vraiment dirigés vers le gameplay. Avec Warp, et ses jeux le montreront plus tard, l’artiste a trouvé un studio où il pouvait s’exprimer, artistiquement parlant. « Je crois qu’il n’y a pas eu beaucoup d’hésitation. » indique-t-il. « Eno travaillait sur le scénario, après quoi nous recevions un storyboard écrit. L’équipe d’animation a dû travailler sur les graphismes à partir de là. »

Porté par une campagne de communication assez étonnante (l’une des affiches publicitaires met en scène l’idol japonaise Kahimi Karie avec le logo EO qui cache sa poitrine), Enemy Zero ne peut laisser indifférent. C’est en repensant au jeu Silent Debuggers de Data East sur PC-Engine que Kenji Eno a élaboré le concept du jeu paru sur Saturn et PC. Dans l’ouvrage Enemy Zero – The Graphics, on peut découvrir comment ils ont procédé et c’est franchement impressionnant. Le fondateur de WARP donnait des indications et son équipe essayait d’y répondre de la meilleure manière qui soit. Pour réaliser les scènes en images de synthèse, le staff a utilisé des stations Silicon Graphics et le logiciel PowerAnimator, un grand classique à l’époque. En revanche, certains procédés sortaient vraiment de l’ordinaire. Pour les animations, certains studios avaient l’habitude d’utiliser une sorte de gant pour faciliter la création des mouvements, que ce soit ceux du corps, de la tête, de la bouche, des mains, etc. Chez SEGA, cette méthode sera notamment utilisée sur Shenmue. Eno n’était pas convaincu par cette technique, si bien qu’il a fait appel à un… marionnettiste, Mitsuaki Tanaka. Ils ont alors utilisé un dispositif étonnant qui permet à une seule personne de bouger l’ensemble des membres ! Les mouvements (yeux, bras, mains, jambes, tête…) étaient ensuite peaufinés sur logiciel. C’est ce qui permet à Enemy Zero de surpasser de nombreux jeux en matière d’animation.

Sur le plan technique, Enemy Zero a su se démarquer par son côté claustrophobique. Dans l’interview donnée à 1up.com, Kenji Eno conçoit : « Tout d'abord, j'avais de très bonnes relations avec SEGA, et j'avais aussi un programmeur très, très talentueux, et le programmeur a travaillé très dur sur ce projet. Mais à l'origine, il travaillait pour la PlayStation lorsque nous avons décidé de le transférer sur Saturn. Mais comme la PlayStation et la Saturn ne sont pas très différentes, le transfert sur Saturn n'a pas été trop difficile. D'un point de vue conceptuel, Enemy Zero se déroulait dans un vaisseau spatial. Nous n'avions donc pas besoin de créer des mondes immenses car tout se passait dans une station spatiale. De plus, nous n'avons pas eu à travailler trop dur sur les ennemis parce qu'ils étaient invisibles. Le programmeur a donc pu consacrer cet effort à d'autres parties du jeu. C'est pourquoi il a pu créer ce type de graphiques. »

Pour la partie purement artistique, Kenji Eno est un peu un précurseur puisqu’il a fait appel à des spécialistes qui ne travaillaient pas, initialement, dans l’industrie du jeu vidéo. Ce n’est pas un hasard si Hideo Kojima a toujours eu beaucoup de respect pour cet homme. Il s’en est inspiré. Kenji Eno a ainsi fait appel à Yasushi Nirasawa, un illustrateur qui a travaillé sur des œuvres aussi célèbres que Kamen Rider, Soul Calibur, Vampire Hunter D ou encore Final Fantasy : Les Créatures de l’Esprit. Son domaine de prédilection : la conception de créatures. Pour Enemy Zero, il a retrouvé tout ce qu’il aimait : « Il s’agissait d'un jeu interactif avec des monstres invisibles sur un vaisseau spatial. On m’a demandé de m’occuper de la conception de créatures, alors j'ai accepté immédiatement. C'est mon domaine de prédilection. À ce stade, tous les détails n'avaient pas encore été validés, mais Mr. Eno était très intéressé par le concept d'un monstre que l’on détecte par le son. » Nirasawa a été mis à contribution, n’hésitant pas à apporter son expérience en matière de conception visuelle, mais aussi de mise en scène. Son approche est intéressante et on comprend où il a voulu en venir en créant ces créatures difformes : « Il s'agit d'un corps imparfait créé par des extraterrestres par le biais d'une sorte de fétichisme. Ils ne peuvent pas penser, mais comme ce sont des créatures vivantes, ils ciblent instinctivement les parties d'eux-mêmes qui leur font défaut. Ce sont des êtres si énigmatiques et mystérieux. » Pour le vaisseau THE AKI (et ses différentes tours et sections faisant référence aux saisons : printemps, été, automne, hiver) et la technologie, les artistes ont volontairement choisi d’utiliser quelque chose qui ne s’éloigne pas de ce que nous connaissons, à savoir des écrans, des webcams, tout en apportant de l’holographie.

La partie musicale du jeu a été assurée par le compositeur Michael Nyman, rendu notamment célèbre pour la musique du film La Leçon de piano. Pour parvenir à convaincre le compositeur, Kenji Eno lui a d’abord écrit une lettre et il a ensuite passé six heures dans un hôtel à tout lui expliquer. Il a réussi à obtenir l’aval du musicien, mais n’a pas perdu son ambition pour autant. Lors des premières réalisations de Nyman, Kenji Eno n’était pas convaincu et il lui a demandé de recommencer. Ils ont fini par se rencontrer pour travailler ensemble et tout s’est très bien passé. Ainsi, les musiques additionnelles au piano sont signées Eno lui-même. Rien de mieux que d’avoir l’explication de l’intéressé, car là encore, ça vaut le détour : « Tout d'abord, j'aime beaucoup Michael Nyman et j'aime ses bandes originales. Je me suis dit : "C'est impossible, mais ce serait génial si ça arrivait." Je ne pense pas que l'esthétique du jeu et sa musique semblent s'accorder au premier abord, mais en fait, je pense que cette juxtaposition fait qu'elles s'accordent parfaitement. C'est pourquoi je voulais vraiment l'avoir. Et puis, il y a eu un grand tremblement de terre à Kobe, au Japon, en 1995, et Michael Nyman faisait don de pianos aux écoles de la ville. Lorsque ce tremblement de terre s'est produit, il a dit qu'il voulait vérifier comment les pianos qu'il avait donnés se portaient, et il est donc venu au Japon. Lorsque j'ai appris qu'il était au Japon, je l'ai invité dans ma chambre d'hôtel et j'ai essayé de le convaincre, pendant six heures, de venir travailler avec moi. À la fin, Michael m'a dit : "OK, je vais le faire, je vais le faire. Laissez-moi juste retourner dans ma chambre." Il est donc rentré, épuisé, après avoir été convaincu pendant six heures. Nous n'avons pas défini de conditions ; il a simplement dit qu'il le ferait. Et c'est ainsi que je l'ai convaincu. » 

Pour la partie sonore, ce fut un travail très minutieux. Rien que les bruitages de la première séquence d’ouverture, où Laura se trouve dans sa cabine, ont demandé deux mois de travail. Pour finir, tous les dialogues, écrits par le scénariste et parolier Yuji Sakamoto, ont été doublés par des acteurs professionnels.

Enemy Zero est un jeu difficile, surtout dans sa première version japonaise. En version européenne, le jeu propose plusieurs modes de difficulté et ces modes ont ensuite été proposés dans la version à moindre coût (Satakore) ressortie sur Saturn. Kenji Eno ne dit pas autre chose : « Je pense effectivement que c'est un jeu difficile, mais c'est ce qui fait le charme d'Enemy Zero. Vous savez, quand vous mangez du curry, c'est épicé. C'est pour ça que c'est du curry. C'est pour ça que c'est bon. Il en va de même pour Enemy Zero. L'expérience que l'on acquiert en jouant à un jeu difficile est précieuse. Si j'avais l'occasion de le refaire, je le referais probablement de la même manière, parce que c'est le sentiment que je voulais procurer ; c'est ce que je voulais créer. Mais l'accueil réservé au jeu n'a pas été très bon. Au Japon, les jeux sont plutôt faciles, alors les gens ne l'ont pas aimé parce qu'il était trop difficile. »

ENEMY ZERO EN 2024

Le jeu de Kenji Eno n’est pas à mettre entre toutes les mains, on le sait. Au-delà de son aspect claustrophobique et des scènes de violence, c’est surtout une œuvre avec un gameplay très étrange. Lorsqu’on met le premier CD-ROM sur les quatre que contient le boitier d’Enemy Zero, on s’attend à se lancer immédiatement dans l’aventure. Grossière erreur. Ce premier disque n’est en réalité qu’un amuse-bouche qui contient la cinématique d’introduction (d’environ sept minutes), la présentation du staff et un mode entraînement bien pratique. Celui-ci est assez original, avec une visualisation en fil de fer et trois étapes d’apprentissage, à la difficulté exponentielle.

L’histoire d’Enemy Zero fait immédiatement penser à Alien. L’équipage du vaisseau AKI, une station spatiale dédiée à la recherche biologique, fait route vers la Terre après une mission réussie. Afin de subir la monotonie du long voyage, les individus décident de se plonger dans un sommeil cryogénique (pas le même délire que Demolition Man, mais dans l’esprit, c’est ça). Soudainement, un bruit sourd se fait entendre dans la coque de l’aéronef et le système d’urgence se déclenche. Le ronronnement des machines est étouffé par l’alarme de secours et le vaisseau est bien secoué. Telle une Belle au Bois Dormant, Laura ne réagit pas tout de suite. La caméra se concentre alors sur une porte blindée marquée du logo E0. Celle est violemment projetée et quelque chose, vu de l’extérieur, s’enfonce dans les couloirs du bâtiment flottant. Alors que les pas s’éloignent, Laura se réveille et lance une communication avec Parker, le chef machiniste. Le son est coupé, mais la demoiselle assiste, médusée et sans pouvoir réagir, au meurtre de son collègue. Quelque chose, invisible, est au cœur du vaisseau et la vie de tous est en danger. Temporairement amnésique (le réveil brutal a visiblement causé une rupture dans le processus de cryogénisation), Laura décide de tenter le tout pour le tout.

Sur un plan structurel, Enemy Zero mêle des séquences d’exploration en images de synthèse et en 3D. Les phases en CGI se concentrent sur les lieux fermés (cabines, local technique, la salle des containers…) tandis que celles en 3D, où se déroulent l’action, se focalisent sur les couloirs du vaisseau. On évolue ainsi dans une aventure où l’on doit se rendre d’un point A à un point B pour résoudre des énigmes et rencontrer les différents personnages, avec un seul et même leitmotiv : survivre. Ce qui fait le sel d’Enemy Zero, malgré une certaine rigidité dans les déplacements en CGI, c’est son atmosphère et son récit extrêmement prenants. Manette en main (le pad analogique de la Saturn est compatible pour plus de souplesse), le joueur a l’envie de découvrir ce qui va advenir de l’équipage et de cette femme amnésique si courageuse. Kenji Eno et Yuji Sakamoto n’hésitent pas à jouer avec les codes du genre et plusieurs évènements majeurs vont se dérouler au sein de l’AKI. De là à dire que le jeu dispose d’une véritable Ripley Value (vous l’avez ?), peut-être pas, mais c’est assurément une œuvre à faire découvrir à tout gamer un peu curieux. Titre de niche, il ne s’est vendu qu’à 600 000 exemplaires (Saturn et PC) et Kenji Eno en garde un souvenir mitigé. Il s’est même rendu à Akihabara le jour de la sortie pour voir comment se vendait le jeu, il était satisfait, mais pas enthousiaste. À son équipe, il aurait lâché : « Cela se vend comme des petits pains, mais pas de super petits pains… ». Kenji Eno était un créateur à contre-courant qui aurait pu apporter encore bien des innovations à l’industrie du jeu vidéo, il s’est malheureusement éteint en 2013, laissant derrière lui sa femme et ses deux garçons. Kenji Eno était un créateur absolument unique, souvent fantasque et difficile à suivre, mais il a fait bouger le média jeu vidéo comme rarement.

 

Je voulais essayer de transmettre des émotions en utilisant des méthodes d’expressions restreintes. Je voulais utiliser un média restreint, un mode d’expression restreint, pour faire passer un message. Malgré tout, le son reste le point de départ du projet Enemy Zero. Pour autant, il n’est pas qu’un jeu sonore, il est plus que cela et je trouve dommage qu’il ne soit vu que par ce prisme. J’ai toujours 500 idées détaillées pour des concepts de jeux et je les garde dans mon carnet de notes. J’ai simplement récupéré des idées que j’ai reliées entre elles. […] Dans Enemy Zero, il n’y a aucun dialogue inutile, j’essaye de faire passer un message derrière chaque mot. Chaque mot est une façon de dire « je veux que vous ressentiez ceci. Kenji Eno


Tous les personnages :

Laura Lewis, 32 ans, Américaine, Co-pilote (tour Hiver), Amnésique après sa cryogénisation

Parker, 30 ans, Américain, Chef machiniste (tour Hiver)

Marcus, 39 ans, Allemand, Médecin (tour Hiver)

Kimberly Hart, 32 ans, Américaine, Conseillère (tour Hiver)

George Takahashi, 48 ans, Japonais, Ingénieur informaticien (tour Été)

David Barnard, 31 ans, Anglais, Sous-commandant (tour Été)

Ronny, 45 ans, Américain, Capitaine Pilote (tour Été)




Anecdotes en vrac :

Kenji Eno a fait fabriquer 20 éditions ultra limitées d’Enemy Zero. Chaque édition valait 2 000 dollars et chaque acheteur se faisait livrer le coffret, en personne, par Eno. Vous pouvez découvrir ce coffret en photo ci-dessous, il était extrêmement complet. Par chance pour Kenji Eno, toutes les précommandes se trouvaient à proximité de Tokyo, il n’a pas eu à se rendre à Hokkaido, par exemple. Eno passait environ 30 minutes avec chaque acheteur puis repartait vers une autre destination.

Lors de l’évènement du PlayStation Expo, Kenji Eno était amusé par la réaction des 200 personnes dans la salle. Il s’agit de la première journée réservée aux membres de l’industrie du jeu vidéo et les gens étaient confus, certains pensant même Sony fusionnait ou rachetait SEGA.

Après la sortie du jeu, Kenji Eno et Michael Nyman ont organisé un grand concert à Tokyo. Ce fut une totale réussite et le compositeur a eu le droit à une standing ovation.

Enemy Zero s’inspire de très nombreuses œuvres : L’homme Invisible, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, Predator, le Magicien d’Oz, Alien, Blade Runner, Astro le Petit Robot (Tetsuwan Atom), Rencontres du troisième type, The Thing, Planète Interdite, Martiens – Go Home…

Pour la PlayStation Expo de 1996, un costume Enemy Zero a été confectionné pour les hôtesses du stand WARP.  Ce costume fut dessiné par l’artiste Yasushi Nirasawa.

Yui Komazuka, la doubleuse qui joue Laura, a également prêté sa voix à la mère d’Elliot dans la version japonaise d’E.T et elle est également Holly McCain dans Die Hard. Enemy Zero fut son premier rôle en dehors de la télévision et du cinéma.

Pour Enemy Zero, Kenji Eno a souhaité que son jeu profite de somptueuses images de synthèse. Mais il a jugé que cette beauté allait de pair avec une perte d’imagination. Il a estimé que l’absence de visuels chatoyants permet à l’esprit d’être plus imaginatif, un peu comme dans les premiers jeux sur micro, type Wizardry ou Ultima. De cette réflexion est né Real Sound, une expérience sonore sans graphisme.


Le créateur de Xevious, Masanobu Endo, a donné son envie sur le jeu (avant la sortie) en estimant que celui-ci était trop dur et que la carte était trop étendue, mais Kenji Eno n’en a pas tenu compte.

Il y a eu une brouille mémorable au cours d’un évènement. Lors d’un talk-show, Kenji Eno s’est retrouvé en compagnie de son ami Yoshiki Okamoto (Street Fighter II, Resident Evil…) et l’une des questions portait sur une déclaration qu’avait fait ce dernier. Il est notamment connu pour avoir certifié « qu’aucun développeur de jeux vidéo n’’aimait les jeux vidéo » et l’une question portait sur cette déclaration. Kenji Eno a alors lancé : « J’aime les jeux vidéo », ce à quoi Okamoto a rétorqué : « Vous êtes donc un développeur de seconde zone. » On ne sait sur quel ton la phrase a été lâchée, mais les deux hommes, une fois le talk-show terminé, se sont retirés en coulisses et ont effacé leur numéro respectif des téléphones portables et ils ne se sont plus jamais adressés la parole.

La version PC d’Enemy Zero a été réalisée dans les locaux de SEGA Japon, de manière séparée avec WARP qui s’est concentré sur la version Saturn du jeu.

Il adorait les Mac et ne supportait pas les systèmes Windows.

 

Sources :

Memories of Kenji Eno : https://www.youtube.com/watch?v=S-6dNPYltr0

Interview Kenji Eno (récupérée de 1up.com) : https://gamefaqs.gamespot.com/boards/917844-d/80392231

Blog de Kenji Eno : https://fyto.com/eno/archives/2007_11_post_300.html

Wikipédia anglais d’Enemy Zero : https://en.wikipedia.org/wiki/Enemy_Zero

Enemy Zero – Strategy Guide : https://archive.org/details/Enemy-Zero-Strategy-Guide-JP

Enemy Zero – The Graphics : https://archive.org/details/enemyzerothegraphics

Wikipédia japonais d’Enemy Zero

Wikipédia japonais de Kenji Eno

D’innombrables magazines de jeux vidéo français et internationaux

Plus récente Plus ancienne