Créateur japonais fantasque, Kenji Eno (romanisation stylisée en anglais, au Japon, on dit Kenji Iino) reste l’une des personnalités les plus emblématiques du jeu vidéo, même s’il demeure moins connu que d’autres concepteurs. Dans un documentaire passionnant réalisé par Archipel et disponible gratuitement sur YouTube, sa femme, ses amis et ses anciens collègues racontent un homme fascinant et hors-du-commun. Au cours de sa carrière, le game designer n’a eu de cesse de bousculer les codes du jeu vidéo, en imaginant des concepts toujours plus innovants. De toutes ces expériences, s’il est impossible de passer à côté de D et surtout D2 sur Dreamcast, il y en a une qui m’a profondément marqué : Enemy Zero.
Connue sous le diminutif E0, son nom de code, Enemy Zero est une œuvre culte. Riche d’un parcours assez incroyable et vendue à 600 000 exemplaires sur Saturn et PC, elle reste assez confidentielle et le visionnage du documentaire m’a donné envie de m’y intéresser de plus près. J’ai donc récupéré de nombreux témoignages et documents de conception pour reconstituer le puzzle d’Enemy Zero, une aventure de science-fiction à la Alien où le joueur affronte des créatures invisibles à la simple détection du son. Mais Kenji Ino oblige, il est bien plus que cela…
VIRÉ DEUX FOIS EN UNE JOURNÉE
Bien loin des structures codifiées de l’entreprenariat japonais, c’est sous la forme d’un groupe indépendant que naît le studio WARP en 1994. Employé pendant une année au sein de la petite compagnie, Asako Noguchi se souvient d’une ambiance unique : « La moyenne d’âge était d’environ 25 ou 26 ans. À l’époque, nous nous considérions comme un petit groupe de créateurs d’élite. Eno disait souvent que Warp n’était pas une entreprise, mais un groupe. C’est vraiment comme ça, il n’y a jamais eu de relation patron-employé. Un groupe en était l’exemple parfait, avec Eno comme leader. C’était un groupe de créateurs indépendants. Il y avait toujours quelqu’un là-bas, 24 heures sur 24, ou du moins, quelqu’un qui dormait. Plutôt qu’une entreprise, c’était comme un groupe d’étudiants se préparant pour la fête scolaire. »
Il poursuit : « Ouais,
après seulement une demi-journée. J'ai donc repris From A et j'ai
cherché un autre emploi, puis j'ai trouvé une entreprise de démarchage
téléphonique. Mais seules les filles prenaient des rendez-vous téléphoniques
dans cette entreprise, alors il y avait environ 40 filles dans cette pièce, et
j'étais le seul homme là-bas. En fait, dans cette entreprise, on vendait du
matériel pédagogique. Et si vous faisiez une bonne vente, votre salaire horaire
passait à 6 000 yens, soit environ 60 dollars - ce qui était très élevé à
l'époque. Et la raison pour laquelle ça grimpait si haut, c'est qu'il était
difficile de convaincre les gens d'acheter le matériel, mais j'ai pu en vendre
le premier jour. Mais je n'aimais pas ça ; il n'y avait que des filles, et je
n'aimais pas être là, alors j'ai démissionné le premier jour. Deux emplois en
une journée ! »
Voyant que le monde du travail n’est décidément pas fait pour lui, il décide de chercher une entreprise à même de satisfaire ses envies. Grâce à From A, il découvre le studio Interlink où il est embauché comme programmeur. Pour convaincre le boss de l’entreprise, il emmène avec lui un prix qu’il avait gagné enfant lors d’un concours de programmation. Malheureusement, cela fait longtemps qu’il n’a pas programmé et il est à deux doigts de se faire licencier lorsqu’il lance : « Mais je sais composer de la musique ! Je peux faire de la planification ! » Il est finalement transféré dans l’équipe de la planification et du son et débute sa carrière en travaillant sur le jeu Ultraman Club 2 pour la Famicom (NES chez nous). À l’époque, l’industrie du jeu vidéo grandit vite et Eno, qui aspire à une ambiance familiale, ne s’y retrouve plus : « Lorsque j'ai rejoint l'entreprise, il n'y avait qu'une dizaine de personnes, mais au bout d'un an, 30 personnes y travaillaient. Et parce que c'était devenu trop gros, je n'étais plus intéressé par cette société, c'est pourquoi j'ai démissionné. » Le moins que l’on puisse dire, c’est que Kenji Eno savait ce qu’il ne voulait pas.
EIM TON PROCHAIN
En 1989, alors qu’il n’a que 19
ans, il fonde sa société indépendante EIM (Entertainment Imagination and
Magnificence). Malgré son jeune âge, il parvient à réunir plusieurs employés et
à convaincre des studios de renom, comme Taito, Capcom ou encore Sunsoft, de
travailler avec lui. Malheureusement, plusieurs projets, dont le bien avancé
Sunman sur NES, ne verront jamais le jour. « Depuis le début de ma
carrière, je voulais créer des jeux originaux, et j'ai donc pris mon
indépendance pour y parvenir. Mais au bout d'un moment, même si je créais des
jeux originaux, j'étais obligé de mettre des personnages sous licence dans les
titres. C'était assez dur pour moi, et je suis devenu instable mentalement à un
moment donné », résume-t-il dans l’interview de 1up.com. « La
société avait de l'argent et tout ça, mais je ne pouvais pas supporter de créer
des jeux que je n'avais pas envie de créer. Et puis, je devais dire à mes
collaborateurs que faire des jeux de personnages était cool, et que les
personnages sous licence étaient cool, et que nous devrions donc en créer, mais
je n'en étais pas convaincu moi-même - et pourtant, je devais les en
convaincre. J'ai donc fermé EIM. Vers la fin, il y a eu une période où je
n'allais même pas à mon bureau tellement j'étais bouleversé. »
Kenji Eno quitte alors le monde
du jeu vidéo pour celui de l’automobile. Consultant pour un magazine réputé, il
a l’occasion de découvrir San Francisco lors d’un déplacement à l’exposition
MacWorld de 1994. Sur place, en plus de se trouver de véritables affinités avec
le directeur du magazine, il profite de l’évènement pour découvrir toutes les
technologies liées au CD-ROM et à l’image de synthèse. En parallèle du salon
MacWorld, il est amené à vivre l’évènement très avant-gardiste Be-In. Aux
créateurs loufoques et parfois sous l’emprise de substances qu’on qualifiera
d’étranges se mêlent des sons psychédéliques et une atmosphère totalement
décalée. C’est une révélation ! « Dans l'avion qui me ramenait au
Japon, j'ai discuté avec le président de cet éditeur et je lui ai dit : "Je
pense que je veux à nouveau faire des jeux. Je pense que je veux à nouveau
créer une société d'édition de jeux. Et si ça ne marche pas, ça ne marchera
pas, mais je veux le faire." Le président a alors investi dans mon
entreprise et j'ai pu créer Warp. »
BIENVENUE DANS LA WARP ZONE
En 1994, Kenji Eno fonde Warp
(qui aurait pu s’appeler 4D, Warp Records ou encore Evo, faisant référence au
concept de l’évolution) et commence à travailler sur un nouveau projet. Ils ne
sont que sept et Eno réalise la moitié du travail (planification, game design,
production, son…). À l’époque, Trip Hawkins, le fondateur de 3DO, est une
bénédiction pour de nombreux créateurs. En effet, à l’inverse de Nintendo ou
SEGA qui imposent des coûts de fabrication élevés (notamment pour les jeux sur
cartouche), l’Américain a une autre approche. Il propose aux studios et
développeurs de créer des jeux sur sa console à des prix bien plus raisonnables
(sur chaque jeu vendu, The 3DO Company ne se verse que 3 dollars) en leur
assurant tout le nécessaire : support technique, promotion, etc. L’idée de
Trip Hawkins est de vendre la licence 3DO aux partenaires qui le souhaitent et
ces derniers peuvent ensuite fabriquer leur propre machine. Cette philosophie,
même si elle ne perdurera pas, va permettre à de nombreux studios, dont
certains deviendront mythiques, de résister. On pense notamment à Naughty Dog
qui est aujourd’hui incontournable dans l’écosystème PlayStation. Entre Trip
Hawkins et Kenji Eno, le courant passe bien et le Japonais est d’autant plus
intéressé que la 3DO Company a son siège à… San Francisco, une ville qui fut un
coup de cœur pour le créateur.
De ce mariage vont naître
Totsugeki Karakuri Megadasu, Oyaji Hunter Mahjong (un truc hallucinant dont le
concept est de sauver des femmes des mains de vieux pervers en jouant
au mahjong), Trip’ d (Flopon World au Japon) et, surtout, l’emblématique D. Baignant
dans une ambiance horrifique, D est un jeu d’aventure qui met en lumière le
personnage de Laura Harris. Elle apprend par la police de Los Angeles que son
père s’est barricadé dans un hôpital après avoir commis un meurtre de masse au
sein de l’établissement. Sous le choc, elle fonce vers le lieu de l’incident et
décide d’y pénétrer pour retrouver son paternel et le raisonner. Le début d’un
sacré cauchemar…
Fruit d’un an de travail, D est
un jeu dont l’original ne possède aucune sauvegarde. Née de l’inspiration de
Transylvania, la trilogie de jeux micro de l’éditeur Penguin Software, cette
œuvre interactive mise sur les images de synthèse, ses énigmes et son scénario
pour happer le joueur. Puisant dans la trame du roman Dracula, D se frotte à
des thématiques extrêmement violentes, comme le cannibalisme. Kenji Eno était
persuadé que ces aspects auraient empêché le jeu d’être publié dans le
commerce. Il a alors fait un choix incroyable. Dans l’interview accordée à
1up.com, il explique : « Il y a une histoire folle derrière tout ça.
Quand j'ai commencé à faire D, il n'y avait pas d'histoire. Le jeu était déjà
presque terminé, alors pour y mettre une histoire, j'ai dû l'insérer sous forme
de flashbacks. Pendant que je faisais cela, j'ai voulu faire une sorte de tour
de passe-passe. À l'époque, on n'avait pas le droit de faire des jeux violents
- comme poignarder des gens à l'intérieur du jeu, c’était tabou - donc on
n'avait pas le droit de faire ça. D a du cannibalisme, ce qui était un tabou
total à l'époque ! Mais je voulais mettre ça dans le jeu, alors ce que j'ai
fait, c'est que je n'ai montré ces scènes à personne d'autre dans l'entreprise
; je les ai cachées jusqu'à la toute fin. Vous soumettez le master (version
finale du jeu), ils le vérifient, l'approuvent et y apposent un autocollant,
puis le tout est envoyé aux États-Unis pour être presser. Il y avait une
pénalité à payer en cas de retard dans la soumission du master, mais il fallait
aussi le livrer en main propre. Sachant cela, j'ai fait exprès de le soumettre
en retard. J'en ai soumis un autre qui n'était pas en retard et je l'ai fait
approuver. Ensuite, j'ai dû l'amener en Amérique. Dans l'avion, j'ai échangé
les disques et je l'ai soumis à 3DO, et il a été fabriqué comme ça. »
Vous ne rêvez pas, Eno a fait valider une version finalisée du jeu qu’il a
ensuite échangé par une autre version – celle qui contenait les scènes et
éléments dérangeants – avant la duplication. C’était sa manière de lutter
contre la censure et toute son équipe a approuvé la démarche, estimant que la
survie de l’entreprise en dépendait.
LA VENGEANCE DE KENJI
Très bien accueilli, D est l’un
des meilleurs jeux de la 3DO. Adapté sur PC, Saturn et PlayStation, il va
malheureusement vivre une carrière contrastée sur la machine de Sony. Et ça,
Kenji Eno ne le pardonnera jamais, mais prenons les choses dans l’ordre…
Pour Kenji Eno, D a été un véritable tremplin dans sa vie personnelle. Avant cela, il vivait dans un petit appartement avec sa femme (ils se sont mariés durant le développement) et estimait qu’il ne pouvait pas avoir d’enfants. Le succès de D leur a permis de déménager, de vivre dans un endroit plus spacieux et d’envisager de devenir parents. Avec la première aventure de Laura, Eno a compris que son omniprésence dans les médias était importante pour son studio, mais avec Enemy Zero, il va aller encore plus loin. Car cela fait des semaines qu’il rumine sa colère…
Alors qu’il est attendu au
salon PlayStation Expo de 1996 en compagnie des pontes de Sony, il élabore un
plan machiavélique pour marquer son mécontentement. « La raison pour
laquelle cela s'est produit est que j'étais très en colère contre Sony »,
lance-t-il dans l’interview de 1up.com. « Lorsque j'ai sorti D sur la
PlayStation, Acclaim devait l'éditer. Les vendeurs ont donc passé des commandes
pour 100 000 unités, mais Sony avait donné la priorité à la fabrication de ses
autres titres. Sony m'a donc dit qu'ils n'avaient fabriqué que 40 000 unités,
ce qui m'a mis en colère. Mais en fin de compte, ils n'ont fabriqué que 28 000
unités, ce qui est très mauvais. » Exaspéré à l’idée de décevoir des
milliers de clients (les vendeurs avaient reçu 100 000 précommandes), il décide
de sévir : « J'étais très énervé, parce qu'un titre comme celui-là
est très important pour une petite entreprise. Si ce jeu ne se vend pas bien,
c'est très mauvais pour l'entreprise. […] Alors quand j'ai appris que le
vice-président de SEGA était un type très intéressant, lui et moi nous sommes
rencontrés et avons créé tout ce scénario. Mes conditions initiales pour rendre
le jeu exclusif pour Saturn impliquaient de fournir 1 000 Saturn pour les
aveugles, et aussi d'avoir le président de SEGA apparaissant sur scène,
personnellement, pour l'événement. C'était le plan original, et c'est ce qui
devait se passer jusqu'à la dernière minute, mais il a eu une réunion du
conseil d'administration de Sega, et ils ont dit : "OK, vous allez vraiment
apparaître ?" SEGA est une grande entreprise prospère et il n'est pas bon
qu'un cadre supérieur de ce type d'entreprise apparaisse dans une telle
situation, alors tout le monde l'a arrêté. Il est donc apparu dans une vidéo
plutôt qu'en personne. »
Au moment où le vice-président de SEGA (NDA : Shoichiro Irimajiri) apparaît pour lâcher « Bienvenue chez SEGA », le logo PlayStation disparaît pour être remplacé par celui de la Saturn. On vous laisse imaginer la tête des protégés de Sony, d’autant que l’évènement était entièrement dédié au monolithe gris. Sur son blog, Kenji Eno avoue que ce fut extrêmement tendu : « Pour être honnête, j'étais convaincu que nous devions le faire. Après cela, la règle a changé : ce sont les éditeurs qui décidaient du nombre initial d'unités. C’est toujours le cas aujourd’hui. Il continue : « Ceux que je plains encore et pour lesquels je me sens mal sont Matsumoto-san, qui était en charge de SCE (Sony Computer Entertainment), et Saeki-san du marketing. Tout ce que je peux dire, c'est que je suis désolé. Quand j'ai rencontré Saeki-san le lendemain, c’était douloureux ou, comment dire, compliqué. »
UN JEU À « LAURA » UNIQUE
À l’époque, WARP est toujours à taille humaine, mais embauche quelques personnes pour répondre au défi technologique. Fumito Ueda, futur créateur d’ICO, Shadow of the Colossus ou encore The Last Guardian, fait partie des arrivants. « J’ai rejoint WARP dès le lancement du projet Enemy Zero », se souvient l’intéressé dans le documentaire d’Archipel. « Je crois qu’il n’y avait à l’époque qu’un logo disant « E0 ». C’est à partir de là que j’ai rejoint l’équipe, travaillant sur l’infographie (comprenez les images de synthèse). En termes actuels, je préparais des mood boards en infographie (un mood board est une planche constituée d’images, de textes ou autres, qui sert de point d’inspiration à la direction artistique d’un projet). À partir de là, nous progressions par essais et erreurs. Je suis resté à Warp pendant seulement un an et demi, autrement dit du début à la fin du développement. Cela a duré 18 mois, préproduction et planification comprises. Avec le recul, je pense que c’était un exploit de réussir cela en si peu de temps. » Fumito Ueda indique qu’il a surtout travaillé sur les éléments réalistes du jeu, mais ses travaux n’étaient pas vraiment dirigés vers le gameplay. Avec Warp, et ses jeux le montreront plus tard, l’artiste a trouvé un studio où il pouvait s’exprimer, artistiquement parlant. « Je crois qu’il n’y a pas eu beaucoup d’hésitation. » indique-t-il. « Eno travaillait sur le scénario, après quoi nous recevions un storyboard écrit. L’équipe d’animation a dû travailler sur les graphismes à partir de là. »
Sur le plan technique, Enemy Zero a su se démarquer par son côté claustrophobique. Dans l’interview donnée à 1up.com, Kenji Eno conçoit : « Tout d'abord, j'avais de très bonnes relations avec SEGA, et j'avais aussi un programmeur très, très talentueux, et le programmeur a travaillé très dur sur ce projet. Mais à l'origine, il travaillait pour la PlayStation lorsque nous avons décidé de le transférer sur Saturn. Mais comme la PlayStation et la Saturn ne sont pas très différentes, le transfert sur Saturn n'a pas été trop difficile. D'un point de vue conceptuel, Enemy Zero se déroulait dans un vaisseau spatial. Nous n'avions donc pas besoin de créer des mondes immenses car tout se passait dans une station spatiale. De plus, nous n'avons pas eu à travailler trop dur sur les ennemis parce qu'ils étaient invisibles. Le programmeur a donc pu consacrer cet effort à d'autres parties du jeu. C'est pourquoi il a pu créer ce type de graphiques. »
Pour la partie purement artistique, Kenji Eno est un peu un précurseur puisqu’il a fait appel à des spécialistes qui ne travaillaient pas, initialement, dans l’industrie du jeu vidéo. Ce n’est pas un hasard si Hideo Kojima a toujours eu beaucoup de respect pour cet homme. Il s’en est inspiré. Kenji Eno a ainsi fait appel à Yasushi Nirasawa, un illustrateur qui a travaillé sur des œuvres aussi célèbres que Kamen Rider, Soul Calibur, Vampire Hunter D ou encore Final Fantasy : Les Créatures de l’Esprit. Son domaine de prédilection : la conception de créatures. Pour Enemy Zero, il a retrouvé tout ce qu’il aimait : « Il s’agissait d'un jeu interactif avec des monstres invisibles sur un vaisseau spatial. On m’a demandé de m’occuper de la conception de créatures, alors j'ai accepté immédiatement. C'est mon domaine de prédilection. À ce stade, tous les détails n'avaient pas encore été validés, mais Mr. Eno était très intéressé par le concept d'un monstre que l’on détecte par le son. » Nirasawa a été mis à contribution, n’hésitant pas à apporter son expérience en matière de conception visuelle, mais aussi de mise en scène. Son approche est intéressante et on comprend où il a voulu en venir en créant ces créatures difformes : « Il s'agit d'un corps imparfait créé par des extraterrestres par le biais d'une sorte de fétichisme. Ils ne peuvent pas penser, mais comme ce sont des créatures vivantes, ils ciblent instinctivement les parties d'eux-mêmes qui leur font défaut. Ce sont des êtres si énigmatiques et mystérieux. » Pour le vaisseau THE AKI (et ses différentes tours et sections faisant référence aux saisons : printemps, été, automne, hiver) et la technologie, les artistes ont volontairement choisi d’utiliser quelque chose qui ne s’éloigne pas de ce que nous connaissons, à savoir des écrans, des webcams, tout en apportant de l’holographie.
La partie musicale du jeu a été
assurée par le compositeur Michael Nyman, rendu notamment célèbre pour la
musique du film La Leçon de piano. Pour parvenir à convaincre le compositeur,
Kenji Eno lui a d’abord écrit une lettre et il a ensuite passé six heures dans
un hôtel à tout lui expliquer. Il a réussi à obtenir l’aval du musicien, mais
n’a pas perdu son ambition pour autant. Lors des premières réalisations de
Nyman, Kenji Eno n’était pas convaincu et il lui a demandé de recommencer. Ils
ont fini par se rencontrer pour travailler ensemble et tout s’est très bien
passé. Ainsi, les musiques additionnelles au piano sont signées Eno lui-même. Rien
de mieux que d’avoir l’explication de l’intéressé, car là encore, ça vaut le
détour : « Tout d'abord, j'aime beaucoup Michael Nyman et j'aime ses
bandes originales. Je me suis dit : "C'est impossible, mais ce serait
génial si ça arrivait." Je ne pense pas que l'esthétique du jeu et sa
musique semblent s'accorder au premier abord, mais en fait, je pense que cette
juxtaposition fait qu'elles s'accordent parfaitement. C'est pourquoi je voulais
vraiment l'avoir. Et puis, il y a eu un grand tremblement de terre à Kobe, au
Japon, en 1995, et Michael Nyman faisait don de pianos aux écoles de la ville. Lorsque
ce tremblement de terre s'est produit, il a dit qu'il voulait vérifier comment
les pianos qu'il avait donnés se portaient, et il est donc venu au Japon. Lorsque
j'ai appris qu'il était au Japon, je l'ai invité dans ma chambre d'hôtel et
j'ai essayé de le convaincre, pendant six heures, de venir travailler avec moi.
À la fin, Michael m'a dit : "OK, je vais le faire, je vais le faire.
Laissez-moi juste retourner dans ma chambre." Il est donc rentré, épuisé,
après avoir été convaincu pendant six heures. Nous n'avons pas défini de
conditions ; il a simplement dit qu'il le ferait. Et c'est ainsi que je l'ai
convaincu. »
Pour la partie sonore, ce fut
un travail très minutieux. Rien que les bruitages de la première séquence
d’ouverture, où Laura se trouve dans sa cabine, ont demandé deux mois de
travail. Pour finir, tous les dialogues, écrits par le scénariste et parolier
Yuji Sakamoto, ont été doublés par des acteurs professionnels.
Enemy Zero est un jeu
difficile, surtout dans sa première version japonaise. En version européenne,
le jeu propose plusieurs modes de difficulté et ces modes ont ensuite été
proposés dans la version à moindre coût (Satakore) ressortie sur Saturn. Kenji
Eno ne dit pas autre chose : « Je pense effectivement que c'est un
jeu difficile, mais c'est ce qui fait le charme d'Enemy Zero. Vous savez, quand
vous mangez du curry, c'est épicé. C'est pour ça que c'est du curry. C'est pour
ça que c'est bon. Il en va de même pour Enemy Zero. L'expérience que l'on
acquiert en jouant à un jeu difficile est précieuse. Si j'avais l'occasion de
le refaire, je le referais probablement de la même manière, parce que c'est le
sentiment que je voulais procurer ; c'est ce que je voulais créer. Mais
l'accueil réservé au jeu n'a pas été très bon. Au Japon, les jeux sont plutôt
faciles, alors les gens ne l'ont pas aimé parce qu'il était trop difficile. »
ENEMY ZERO EN 2024
Le jeu de Kenji Eno n’est pas à
mettre entre toutes les mains, on le sait. Au-delà de son aspect
claustrophobique et des scènes de violence, c’est surtout une œuvre avec un
gameplay très étrange. Lorsqu’on met le premier CD-ROM sur les quatre que
contient le boitier d’Enemy Zero, on s’attend à se lancer immédiatement dans
l’aventure. Grossière erreur. Ce premier disque n’est en réalité qu’un
amuse-bouche qui contient la cinématique d’introduction (d’environ sept
minutes), la présentation du staff et un mode entraînement bien pratique.
Celui-ci est assez original, avec une visualisation en fil de fer et trois
étapes d’apprentissage, à la difficulté exponentielle.
Je voulais essayer de transmettre des émotions en utilisant des méthodes d’expressions restreintes. Je voulais utiliser un média restreint, un mode d’expression restreint, pour faire passer un message. Malgré tout, le son reste le point de départ du projet Enemy Zero. Pour autant, il n’est pas qu’un jeu sonore, il est plus que cela et je trouve dommage qu’il ne soit vu que par ce prisme. J’ai toujours 500 idées détaillées pour des concepts de jeux et je les garde dans mon carnet de notes. J’ai simplement récupéré des idées que j’ai reliées entre elles. […] Dans Enemy Zero, il n’y a aucun dialogue inutile, j’essaye de faire passer un message derrière chaque mot. Chaque mot est une façon de dire « je veux que vous ressentiez ceci. Kenji Eno
Tous les personnages :
Laura Lewis, 32 ans,
Américaine, Co-pilote (tour Hiver), Amnésique après sa cryogénisation
Parker, 30 ans, Américain, Chef
machiniste (tour Hiver)
Marcus, 39 ans, Allemand,
Médecin (tour Hiver)
Kimberly Hart, 32 ans,
Américaine, Conseillère (tour Hiver)
George Takahashi, 48 ans,
Japonais, Ingénieur informaticien (tour Été)
David Barnard, 31 ans, Anglais,
Sous-commandant (tour Été)
Ronny, 45 ans, Américain, Capitaine Pilote (tour Été)
Anecdotes en vrac :
Lors de l’évènement du
PlayStation Expo, Kenji Eno était amusé par la réaction des 200 personnes dans
la salle. Il s’agit de la première journée réservée aux membres de l’industrie
du jeu vidéo et les gens étaient confus, certains pensant même Sony fusionnait
ou rachetait SEGA.
Après la sortie du jeu, Kenji Eno et Michael Nyman ont organisé un grand concert à Tokyo. Ce fut une totale réussite et le compositeur a eu le droit à une standing ovation.
Pour la PlayStation Expo de
1996, un costume Enemy Zero a été confectionné pour les hôtesses du stand WARP.
Ce costume fut dessiné par l’artiste
Yasushi Nirasawa.
Yui Komazuka, la doubleuse qui
joue Laura, a également prêté sa voix à la mère d’Elliot dans la version
japonaise d’E.T et elle est également Holly McCain dans Die Hard. Enemy Zero
fut son premier rôle en dehors de la télévision et du cinéma.
Pour Enemy Zero, Kenji Eno a
souhaité que son jeu profite de somptueuses images de synthèse. Mais il a jugé
que cette beauté allait de pair avec une perte d’imagination. Il a estimé que
l’absence de visuels chatoyants permet à l’esprit d’être plus imaginatif, un
peu comme dans les premiers jeux sur micro, type Wizardry ou Ultima. De cette
réflexion est né Real Sound, une expérience sonore sans graphisme.
Le créateur de Xevious,
Masanobu Endo, a donné son envie sur le jeu (avant la sortie) en estimant que
celui-ci était trop dur et que la carte était trop étendue, mais Kenji Eno n’en
a pas tenu compte.
Il y a eu une brouille mémorable au cours d’un évènement. Lors d’un talk-show, Kenji Eno s’est retrouvé en compagnie de son ami Yoshiki Okamoto (Street Fighter II, Resident Evil…) et l’une des questions portait sur une déclaration qu’avait fait ce dernier. Il est notamment connu pour avoir certifié « qu’aucun développeur de jeux vidéo n’’aimait les jeux vidéo » et l’une question portait sur cette déclaration. Kenji Eno a alors lancé : « J’aime les jeux vidéo », ce à quoi Okamoto a rétorqué : « Vous êtes donc un développeur de seconde zone. » On ne sait sur quel ton la phrase a été lâchée, mais les deux hommes, une fois le talk-show terminé, se sont retirés en coulisses et ont effacé leur numéro respectif des téléphones portables et ils ne se sont plus jamais adressés la parole.
La version PC d’Enemy Zero a
été réalisée dans les locaux de SEGA Japon, de manière séparée avec WARP qui
s’est concentré sur la version Saturn du jeu.
Il adorait les Mac et ne
supportait pas les systèmes Windows.
Sources :
Memories of Kenji Eno : https://www.youtube.com/watch?v=S-6dNPYltr0
Interview Kenji Eno (récupérée de
1up.com) : https://gamefaqs.gamespot.com/boards/917844-d/80392231
Blog de Kenji Eno : https://fyto.com/eno/archives/2007_11_post_300.html
Wikipédia anglais d’Enemy
Zero : https://en.wikipedia.org/wiki/Enemy_Zero
Enemy Zero – Strategy Guide : https://archive.org/details/Enemy-Zero-Strategy-Guide-JP
Enemy Zero – The Graphics : https://archive.org/details/enemyzerothegraphics
Wikipédia japonais d’Enemy Zero
Wikipédia japonais de Kenji Eno
D’innombrables magazines de
jeux vidéo français et internationaux